After Life de Hirokazu Kore-eda
- Emma Pereur
- 12 janv. 2023
- 6 min de lecture
Quand le cinéma transcende l’existence :
Hirokazu Kore-eda et After Life, une ode à la vie réellement vécue
Choisir n’est jamais simple. Tout d’abord mon choix, celui d’aller voir ce film spécifiquement parmi l’immense sélection du Festival des 3 Continents sans rien connaître de son réalisateur ou de son sujet, en ne me basant que sur la prémisse de son titre, relève d’une curiosité inhérente à l’être humain : la mort est-elle la fin ? Je ne m’étalerai pas sur toutes les considérations philosophiques, théologiques et ontologiques qu’un tel questionnement entraîne, mais nous avons tous en nous cette interrogation éternelle de la vie après la mort, de cet après où nos bonnes actions accomplies seront récompensées et anoblies, dans l’antique opposition platonicienne entre une vie terrestre physique douloureuse et une vie immortelle, joyeuse et oisive au paradis. Qu’en est-il même de cet après qui n’est rien d’autre qu’un renouveau, un recommencement de ces peines humaines mais éclairé et guidé par une sapience obtenue par la mort, mais seulement physique, jamais spirituelle, jamais celle de l’âme ? À chacun son interprétation et sa liberté de croire.
Choisir donc, et surtout faire le bon choix, c’est là la problématique posée par After Life, une comédie dramatique réalisée par Hirokazu Kore-eda et présentée au Festival international du film de Toronto en 1998. Le film y obtient le prix FIPRESCI pour son thème universel, son empathie et son goût de la nostalgie et bien sûr son hommage au cinéma. Ce n’est pourtant que le second film de fiction de Kore-eda, mais il est déjà un adepte de la réalisation avec plusieurs documentaires depuis ses débuts en 1991, récompensés pour la justesse de ses commentaires sociaux et politiques. Son premier film de fiction, Maborosi, avait lui-même obtenu le prix Osella à la 52e Mostra de Venise, inaugurant ainsi une carrière couronnée de succès pour Kore-eda.
Dans ce film, Kore-eda nous met à la place (je pourrais même reprendre la traduction plus imagée anglaise, to put oneself in one’s shoes, c’est-à-dire se mettre dans les chaussures de quelqu’un, puisque le premier plan suit littéralement les pieds des protagonistes) des employés d’une « administration des limbes », établissement post-mortem, où le travail s’enchaîne selon le rythme précis d’une entreprise. Le temps diégétique du film s’échelonne selon les jours de la semaine, qui, incrustés à l’image, fonctionnent comme un compte-à-rebours planant au-dessus des spectateurs et des personnages. En effet, le système est simple : le lundi, les « nouveaux morts » sont enregistrés dans l’établissement et ils reçoivent les explications concernant leur présence en ce lieu, et ils ont jusqu’au mercredi soir pour choisir un souvenir marquant, joyeux, important, pertinent de leur vie, qui sera ensuite reproduit au mieux, voire romancé, et diffusé le dimanche que les fantômes regarderont afin d’obtenir leur passe-droit vers l’au-delà. Selon moi, on reconnaît dans ce système l’aspect très carré, clarifié, quadrillé de la vie d’entreprise nippone. Même la mort est traitée ici comme une administration, et les souvenirs recréés sont ensuite archivés : de la vie humaine si riche d’évènements divers, il n’en reste qu’un seul souvenir, conservé sur bandes magnétiques et prenant la poussière sur des étagères oubliées.
Chaque personnage est alors interrogé par les employés de l’établissement et sont amenés à retracer leur existence pour ne choisir qu’un seul souvenir, qu’ils emporteront avec eux pour l’éternité. Ce film est, à mon sens, une véritable ode à la force du sentiment humain et des liens affectifs. Le souvenir généralement choisi est celui d’une joie intense ressentie lors d’une attraction à Disneyland, celui de la familiarité de l’odeur de la maison et de la lessive de la mère, ou bien la gentillesse d’un client qui a marqué l’esprit d’une prostituée habituée à être simplement traitée comme un objet.
On retrouve par ailleurs des techniques de réalisation très proches du documentaire, dans lequel Kore-eda est évidemment très à l’aise. Les employés sont des interviewers, ils sont totalement passifs et invisibles dès lors qu’ils se mettent à interviewer les morts ; ce compte-rendu de la vie et des souvenirs se fait en donnant entièrement la parole et le temps aux concernés. Les employés, pourtant les personnages qui nous ont été présentés en premier, sont relégués au second plan et voire complètement à l’arrière de la caméra, où on ne les voit plus. Ils sont dépourvus d’objectifs, presque d’identités — leur nom est dit une ou deux fois, en passant. Ainsi la réalisation de leurs objectifs personnels, si tant est qu’ils en aient un, ne s’accomplit qu’à la fin du film, sans que rien, ou très peu d’indices, ne l’ait indiqué auparavant.
Le film se conclut sur une double révélation. La première sur la nature des employés : ce sont des fantômes qui n’ont pas été capables de choisir un souvenir lorsque leur heure est venue, et l’employé que le film suit en particulier, Takashi Mochizuki, décide enfin de se choisir un souvenir, celui où il se rend compte que sa vie, si courte fût-elle, car il est mort très jeune à la guerre, a pu constituer un instant de bonheur pour son ancienne fiancée, qui ne l’a jamais oublié et a elle-même choisi le souvenir de leur rencontre comme souvenir éternel. Et c’est ce bonheur, ce moment de réalisation qu’il a pu constituer le souvenir éternel d’un autre être, qu’il choisit à son tour de garder à jamais. Puis le film continue le cours du temps pour finir avec un plan extrêmement similaire au premier : c’est une nouvelle semaine qui commence, avec ses nouveaux morts, ses nouveaux souvenirs à recréer et même ses nouveaux employés, toute l’entreprise continuant de fonctionner comme une machine bien huilée.
Ce qui est incroyable, c’est que pour un film qui traite de la mort et des morts, on ne la voit jamais. Il n’y en a, en réalité, que pour les vivants, que pour la vie et les émotions ressenties. Il faut chercher à l’intérieur de soi et de sa mémoire pour trouver cette preuve de vie laissée, ce souvenir qui n’est jamais fixe et qui peut être recréé, réinterprété et toujours revécu même par soi-même. Jamais on ne nous révèle les circonstances de la mort des personnages. On se doute évidemment que certains sont morts de vieillesse mais d’autres, les plus jeunes, qui ont vécu à peine vingt ou quarante ans, on se demande bien ce qui leur est arrivé. Suicide pour certains, ou meurtre pour d’autres, et cette jeune fille au visage de poupée, que lui est-il arrivé ? Hirokazu Kore-eda ne donne jamais la réponse que l’on attend. Il s’intéresse uniquement à ce que les gens ont vécu et à ce qu’ils veulent retenir de leur vie. Le temps passe lentement pendant cette semaine et on sent que le réalisateur n’est pas pressé : le rythme est tranquille, sans mélodrame, sans action perturbante ou renversante. On s’ennuie presque, et c’est clairement un film qu’il faut regarder sans attentes : il faut se laisser porter par ses touches discrètes d’humour et la vie simple de tous ces personnages. Mais ces longueurs offrent un miroir aux spectateurs.
Dans ce film, Kore-eda crée un documentaire sur l’existence et la mémoire, mémoire et souvenirs sont recréés par l’artifice de la fiction et du cinéma, artifice mis en abîme par les studios de cinéma dans lesquels les souvenirs sont justement créés de toutes pièces : des boules de coton deviennent les nuages du ciel d’un aviateur et les secousses d’un tram sur les rails sont le résultat de la main humaine, des employés eux-même qui, ensemble, toujours, se mettent à pousser la voiture du tramway. On retrouve encore une fois ce témoignage de l’impact, même infime, que n’importe quelle personne porte sur une autre, sans s’en rendre compte.
Ces fantômes, dans leur hésitation, dans leur joie et leurs doutes, nous amènent à réfléchir nous aussi sur ce choix. Et vous, quel serait votre souvenir le plus heureux, le plus marquant, le plus important, celui dans lequel vous pourriez vivre pour l’éternité ?
Emma Pereur
étudiante en M2
Lettres Langues
De l'autrice :
« Je suis le cliché d'une passionnée de littérature et de l'écriture, qui passe son temps avec son chat et à boire du thé. Sans être une passionnée de cinéma, j'aime m'intéresser à différents domines hors de ma zone de confort. J'ai donc sauté sur cette occasion précieuse et j'ai rédigé cette critique dans le but de tester ma capacité à écrire, non pour moi-même, mais pour m'ouvrir l'autre. »
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